« La France soutient le Tchad pour lutter contre le terrorisme, mais oublie qu’il y a les Tchadiens »

Classé dans : Uncategorized | 0

Prix Nobel alternatif en 2011, l’avocate Jacqueline Moudeïna, qui a fait condamner Hissène Habré en 2015, décrypte le « durcissement » du régime d’Idriss Déby.

Par Cyril Bensimon

Jacqueline Moudeïna parle d’une voix douce mais mène ses combats sans fléchir, avec une détermination qui force le respect. Invitée d’« Internationales », l’émission coproduite par TV5 Monde, RFI et Le Monde, diffusée dimanche 16 juin, l’avocate et défenseure des droits humains, consacrée prix Nobel alternatif en 2011, est l’une des consciences morales du Tchad. Dans un pays où la vie politique tourne inlassablement autour d’un « homme fort » ou prétendu tel, c’est une femme en apparence fragile qui bien souvent apporte la contradiction, dénonce la violence des dirigeants et pointe les failles de la société tchadienne. Parfois au risque de sa vie : en juin 2001, lors d’une manifestation, un soldat jette une grenade devant elle, la blessant très sérieusement à la jambe. Suivront quinze mois d’hôpital en France, des centaines de séances de rééducation qui n’ont pas effacé toutes les séquelles de cette agression.

Elections au Tchad : le pouvoir dénonce les pressions de Washington

Le procès de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré, dont elle fut l’une des principales instigatrices, lui a offert une notoriété internationale, mais Jacqueline Moudeïna mène aussi des combats qui attirent moins les projecteurs, comme la lutte contre la torture dans les lieux de détention au Tchad, contre l’enrôlement des enfants comme « bouviers » – ces gosses d’une dizaine d’années subissent un quasi-esclavage pour garder des troupeaux – ou pour une plus grande transparence dans la gestion des revenus pétroliers.

Scolarisation des filles

Alors que doit se tenir les 18 et 19 juin à N’Djamena une conférence de l’Organisation internationale de la Francophonie sur « la scolarisation des filles et la formation professionnelle des femmes », celle qui fut un temps dans son lycée la seule demoiselle au milieu d’une cinquantaine de garçons prévient que, pour combattre cette injustice, « il ne suffit pas de lancer des slogans ». Le Tchad mène officiellement une politique volontariste en la matière. Sur les artères de N’Djamena, des panneaux indiquent qu’« éduquer une fille, c’est éduquer une nation », les mariages précoces ont été interdits, mais Jacqueline Moudeïna rappelle que « les lois ne règlent pas forcément toutes les solutions » et que « les indicateurs sont très mauvais ». Le Tchad, selon un rapport de l’ONG One publié en 2017, faisait partie des cinq plus mauvais élèves en la matière.

Si les 30 % du budget du pays absorbés par les dépenses sécuritaires, le très faible niveau de parité entre hommes et femmes peuvent être une partie de l’explication, « ce qui entrave la scolarisation des filles, ce sont les pesanteurs socioculturelles, explique-t-elle. Chez nous une fille, sa place est à la cuisine. Il faut un changement de mentalité et faire comprendre aux parents l’impérieuse nécessité de scolariser leurs filles. Ne serait-ce qu’elles puissent lire une ordonnance pour leur enfant quand elles deviennent mère. »

Les mariages précoces ruinent l’Afrique

Orpheline de père avant sa naissance et de mère à l’âge de 11 ans, Jacqueline Moudeïna ne serait sûrement jamais devenue avocate si, il y a quarante ans, un proviseur ne l’avait pas forcée à passer son baccalauréat. Une chance de la vie que Hissène Habré médite peut-être depuis sa cellule.

La traque de l’ancien dictateur qui dirigea le Tchad entre 1982 et 1990 est la grande histoire de Jacqueline Moudeïna. Dix-sept années de combat pour mener devant les tribunaux ce chef d’Etat aux 40 000 victimes recensées, réfugié au Sénégal après son renversement. Ce fut chose faite le 20 juillet 2015 lorsque s’ouvrit à Dakar son procès pour « crimes contre l’humanité », « crimes de guerre » et « actes de torture » devant les Chambres africaines extraordinaires. Cette juridiction mise sur pied par le Sénégal en accord avec l’Union africaine permit tout à la fois d’éviter un éventuel transfert en Europe – Hissène Habré fut inculpé en Belgique en vertu de la loi sur la compétence universelle – et de démontrer que le continent africain est en mesure de juger ses plus vils tortionnaires.

« Un travail inachevé »

Hissène Habré a été condamné à la prison à perpétuité en première instance. Sa peine a été confirmée en appel en 2017. Vingt de ses sbires, exécutants de la répression à travers la terrible Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), ont été condamnés au Tchad. Mais, pour Me Jacqueline Moudeïna, « le travail est inachevé ». « Les condamnations au Tchad des agents de la DDS n’ont servi à rien, car ces personnes ont été relâchées pour des raisons médicales », dit-elle.

Qui va indemniser les victimes de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré ?

Le soupçon d’une protection politique en haut lieu pèse lourdement, tout comme la colère des 7 000 survivants et familles de victimes recensées. Les indemnisations promises, que ce soit lors du procès à Dakar devant les Chambres africaines extraordinaires ou lors du procès tenu à N’Djamena, n’ont toujours pas été versées. A Dakar, le tribunal avait ordonné le versement de plus de 120 millions d’euros de dommages et intérêts aux victimes mais aujourd’hui, s’agace leur avocate, « il n’y a rien dans ce fonds fiduciaire constitué par les chefs d’Etat africains ».

Le constat est le même pour les jugements effectués au Tchad où les condamnés et l’Etat devaient à parts égales verser 114 millions d’euros aux victimes. « Pour que la justice soit complète, il appartient au président de la République de prendre à bras-le-corps cette affaire, c’est lui qui est le seul maître à bord », interpelle Me Moudeïna, sans oublier de pointer la responsabilité de la France et des Etats-Unis, deux puissances qui, au nom de la lutte contre la Libye de Mouammar Kadhafi, permirent à Hissène Habré de « mater son peuple ».

« Justice malade »

Près de trente ans après le renversement du dictateur, le Tchad demeure un allié essentiel de Washington et plus encore de Paris, cette fois dans la lutte contre le djihadisme. Cet engagement a renforcé la stature internationale d’Idriss Déby, mais, au Tchad, les libertés publiques sont muselées. Les réseaux sociaux sont restreints depuis près de quinze mois et les manifestations publiques quasi systématiquement interdites. « Aujourd’hui, on ne parle que de sécurité, s’insurge la défenseure des droits humains. Elle prend le dessus sur tout. Les manifestations sont autorisées quand elles soutiennent le président ou le parti au pouvoir alors qu’une manifestation contre la vie chère est interdite au nom de la sécurité. (…) On place la sécurité au-dessus de tout, mais il y a des questions relatives au mal-vivre des Tchadiens qui doivent être réglées. »

L’armée française bombarde une colonne de rebelles pour éviter la déstabilisation du Tchad

Selon Jacqueline Moudeïna, ce durcissement du régime a pour objectif de « museler ceux qui osent parler, se prononcer sur la mal-gouvernance, car tout tourne autour de cela. C’est elle qui nous amène à avoir une justice malade, un appareil sécuritaire qui ne marche pas et dans lequel on utilise la torture comme moyen de faire taire les gens. » Et de pointer la responsabilité de la France, meilleure alliée du pouvoir, qui en février a envoyé ses avions stationnés à N’Djamena dans le cadre de l’opération « Barkhane » bombarder une colonne de rebelles tchadiens venus de Libye. « La France soutient le Tchad pour lutter contre le terrorisme, mais on oublie qu’à l’intérieur du Tchad il y a les Tchadiens qui ont besoin de vivre, de régler leurs problèmes », dénonce-t-elle, avant de se demander, désabusée, si elle a bien fait d’accepter, en 2010, les insignes de chevalier de la légion d’honneur des mains de l’ambassadeur de France, « puisque ma voix n’est pas écoutée ».

Cyril Bensimon (N’Djamena, envoyé spécial)

 

Laisser un commentaire